Jean-Pierre Williot.
" Trois sillons pour intégrer le vin de Cahors dans l'histoire de l'alimentation " / 'Three paths to integrate the Cahors wine in the history of food" / 'Tres caminos para integrar al vino de Cahors en la historia de los alimentos".
RIVAR Vol. 3, N° 7, ISSN 0719-4994, IDEA-USACH, Santiago de Chile, enero 2016, pp. 40-57.


Artículos

Trois sillons pour intégrer le vin de Cahors dans l'histoire de l'alimentation

Three paths to integrate the Cahors wine in the history of food

Tres caminos para integrar el vino de Cahors en la historia de los alimentos

 

Jean-Pierre Williot*

*Professeur d'histoire contemporaine. EA 6294 - LÉA. Université Frangois Rabelais, Tours, France. Correo electrónico: jean-pierre.williot@univ-tours.fr


Résumé

Définir la valeur d'un vin et son coüt est éminemment subjectif. On peut parler de coüt supposé ou estimé, de coüts de production, de coüts induits par la valorisation marchande du vin. Ce sujet pourrait faire l'objet d'une vaste enquéte documentaire. Cet article tente seulement de soulever quelques pistes de recherche qui pourraient contribuer á l'histoire du vin de Cahors. Il est établi sur la base des représentations et des commentaires que les contemporains d'une époque ont pu en laisser. Certains textes relévent d'un commentaire fortuit. D'autres sources comme les manuels professionnels de viticulture donnent une approche technique. Tous permettent de situer le vin de Cahors dans une échelle de représentations. Elles mettent en avant ce que l'on estimait dans le goüt du vin de Cahors et la place que la couleur noire de ce vin a pu favoriser. D'un cóté un vin servant á couper des vins plus clairs. De l'autre un vin dont la saveur est précisément liée á cette robe foncée. Sous l'histoire documentée existe une voie nouvelle de recherches pour étudier quels types de communication ont pu créer la notoriété de ce vin et donc l'appréciation variable de sa valeur.

Mots-clefs : Cahors, malbec, couleur, coüt, innovation.


Abstract

Set the value of a wine and this cost is highly subjective. We can talk about supposed or estimated cost, cost of production, costs of the economic value of the wine. This topic could be the subject of an extensive literature survey. This article attempts to raise only a few lines of research that could contribute to the history of wine of Cahors. It is established on the basis of representations and comments of an era contemporaries were able to give. Some texts belong to a casual comment. Other sources such as professional manuals viticulture give a technical approach. All can locate Cahors wine in a scale performances. They highlight what is considered the taste of the wine of Cahors and the place that the black color of this wine could promote. On one side a wine for cutting clearer wines. The other a wine whose flavor is precisely related to this dark dress. In recorded history is a new way of research to investigate what types of communication were able to create the reputation of this wine and therefore the variable appreciation of its value.

Keywords: Cahors, malbec, color, cost, innovation.


Resumen

Establecer el valor de un vino y su costo es sumamente subjetivo. Podemos hablar de un supuesto o estimado de costos, el costo de la producción o los costos del valor económico del vino. Este tema podría ser objeto de un amplio estudio de la literatura. En este artículo se intenta recaudar solo unas pocas líneas de investigación que podrían contribuir a la historia del vino de Cahors. Se establece sobre la base de declaraciones y comentarios de contemporáneos de la época fueron capaces de plasmar. Ciertros textos pertenecen comentarios casuales; otras fuentes, como los manuales de profesionales en viticultura, dan un enfoque técnico. Todos ellos permiten situar al vino de Cahors en escalas de representación. Permiten poner en relieve lo que se considera como el sabor del vino de Cahors y el lugar que el color negro de este vino podría otorgar. Por un lado, un vino para el corte de vinos más claros; por otro, un vino cuyo sabor es precisamente relacionado con su coloración oscura. Sobre la historia documentada existe una nueva forma de investigación para estudiar qué tipos de comunicación fueron capaces de crear la reputación de este vino y, por tanto, la apreciación variable de su valor.

Palabras clave: Cahors, malbec, color, costo, innovación.


 

Le vin de Cahors n'a pas la notoriété des grands vins de Bourgogne ou des crus classés de Bordeaux. Pourtant certains acteurs du monde vinicole rappellent aujourd'hui que ce vin a été particuliérement apprécié durant plusieurs époques. Voici le commentaire que l'on peut relever dans un guide connu des dégustateurs : « Le « vin noir » de Cahors était au Moyen Age plus fameux que le clairet bordelais [...] un vignoble rouge de trés ancienne réputation » (Bettane et Desseauve, 1999 : 478-479). Réputation, conduite du vignoble, couleur qualifient ici le vin de Cahors. Il n'était pas pour autant classé dans les 100 vins exceptionnels qui ont fait le XXe siécle d'aprés le jugement des mémes auteurs de ce guide.

Parmi les approches que l'histoire de l'alimentation permettrait de suggérer pour retrouver une histoire longue du vin de Cahors, trois aspects séparés peuvent étre mis en avant á partir de cette citation, pour s'en tenir á l'époque contemporaine. Chacun peut étre étudié pour lui méme. L'objet de cet article n'est pas d'exposer un systéme de jugement du vin de Cahors et de prétendre á l'articulation de chaque élément pour démontrer la valorisation de celui-ci. Il n'est que de tracer dans le cadre impartí d'un court texte des suggestions d'étude dans l'immense champ des cultures alimentaires. Le foisonnement de citations et des sources mobilisables dont la pertinence n'échappe pas aux spécialistes des études alimentaires créditera notre proposition.

La premiére vise á comprendre sur quels critéres les consommateurs ont pu apprécier ce vin au XIXe et au XXe siécle avant qu'il ne régresse dans la cote des vins les plus considérés. Faut-il s'en tenir aux disponibilités d'approvisionnement et au commerce de ce vin ? Faut-il trouver des justifications gustatives particuliéres qui renverraient au goüt d'une époque ? L'acheteur consommateur arbitre ses choix par un ensemble d'éléments. Il lui faut s'assurer d'un plaisir gustatif en rapport avec le prix de la bouteille. Il doit proportionner sa dépense au contexte de dégustation. Ses repéres sont conjugués ou isolés : une confiance placée dans le savoir faire du vigneron ou dans un systéme d'informations déjá élaborées sur l'exposition des vignes, la nature du cépage, une précédente consommation ou encore, plus simplement, l'émotion immédiate que suggére une étiquette. Pour arbitrer ce qu'il estime étre le coüt de son achat, l'amateur qui dispose de quelques notions vinicoles ne s'en tient pas á une analyse purement budgétaire d'un coüt d'acquisition. Il associe une dimension culturelle essentielle et ses aptitudes á apprécier le vin proposé. Considérer qu'un coüt est juste ou justifié passe nécessairement par une mesure de la valeur du vin. Elle s'exerce par une pédagogie de la dégustation et un capital de connaissances olfactives et sensorielles. Pour le consommateur, on peut évoquer un coüt estimé.

Une seconde voie pertinente serait celle des conditions de production. Histoire économique et histoire des techniques sont á méler ici pour introduire l'analyse á l'amont de la chaíne alimentaire qui conduit du sol á l'assiette, ou plutót dans ce cas au verre. Dans la conduite du vignoble de Cahors, les vignerons ont eu á prendre en compte une topographie particuliére, la maítrise du cépage Cot ou Malbec. Mais ils ont inscrit leur action dans un contexte plus général d'évolution des techniques viticoles. L'introduction de nouvelles connaissances botaniques, l'adoption de pratiques de taille différentes, les aléas climatiques, la répercussion d'investissements en cave ne les différencient pas des autres vignerons qui connaissent les mémes contraintes. La question est donc ici de préciser quelles conditions de production particuliéres ont caractérisé le vignoble de Cahors. Elle sous-tend une autre suggestion qui serait de corréler l'évolution de la notoriété du vin de Cahors á des évolutions techniques qui auraient favorisé ou au contraire qui auraient pu nuire á son positionnement sur le marché viticole.

Notre troisiéme proposition serait d'inclure les éléments relevant des procédés de communication et de la représentation que la diversité des acteurs, producteurs, négociants, acheteurs, critiques, ont pu se faire du vin de Cahors. Cette approche culturelle, conjointe á une histoire de l'alimentation globale, incluant conditions de production, conditions de consommation et vecteurs de transformations des pratiques, permettrait d'insister sur l'importance de la couleur, souvent mise en exergue au sujet du vin de Cahors. Entre les deux póles de la relation marchande, s'ouvre en effet l'espace des champs de communication multiples. Les formes de valorisation que le vigneron sait mettre en avant sont essentielles : pancarte attractive aux abords de l'exploitation, mobilisation de stéréotypes efficaces sur la décision du consommateur dans le design de l'étiquette, publicité bien relayée. Mais plusieurs intervenants médians ont aussi un róle essentiel : un caviste renseigné, un sommelier convaincant, un hótelier madré, un publiciste génial et psychologue. De la relation établie naít la notoriété qu'un marché peut acquérir. Sortant d'une consommation limitée dans un territoire confiné, le vin change d'échelle dés lors que l'expédition lui assure de nouveaux débouchés. La réputation d'un vin se fait au rythme des cercles atteints. Aprés la connaissance vient le temps de sa Reconnaissance. A Cahors, la couleur est apparue comme un argument cardinal. C'est celle-ci dont il faudrait analyser l'usage, la description et l'effet en termes d'identification de ce vin.

Plusieurs ouvrages ont déjá apporté des connaissances détaillées sur l'évolution du vignoble de Cahors, relevant de l'analyse géographique ou socio-historique (Lafon, 1937 ; Cayla, 1960 ; Cabirol, 1978 ; Capdeville, 1999 ; Rouvellac, 2005). Notre ambition n'est pas de retrouver dans les jugements passés les artifices d'une construction actuelle de la notoriété du vin de Cahors. Elle se limitera á confirmer l'importance de la prise en compte de l'histoire pour saisir la place réelle de ce vin dans la longue durée, á partir des commentaires que les contemporains d'une époque ont pu laisser.

 

Le prestige d'un vin sans étiquette

On connaít l'utilité des récits de voyage comme source d'une histoire des représentations (Venayre, 2012). L'histoire de l'alimentation n'y échappe pas pour instruire la compréhension des liens entre mobilités, fagons de se nourrir et de boire. Les correspondances ou les récits quotidiens fournissent des occurrences inégales pour qui s'intéresse á cette qualification. Mais le commentaire peut fournir parfois des pistes intéressantes.

Les membres du Club des Cent, fondé en 1912 pour honorer la gastronomie frangaise, ont laissé des notes de voyages souvent trés critiques sur les hótels et les restaurants qu'ils ont fréquentés. Leurs témoignages figurent parmi les trés rares traces de commentaires que les gastronomes produisent sans que les archives ne les conservent. Témoignage exceptionnel donc qui a certes une valeur subjective mais refléte les attentes d'une époque. Trois extraits saisis dans les carnets de l'Entre-deux-guerres mettent en batterie ce qu'une collecte de ce genre de témoignages pourrait apporter en développant la recherche de ce type de document.

Saisis dans l'espace ferroviaire, l'un souligne au sujet de la gare de Bordeaux - sans préciser s'il s'agit de la gare Saint Jean - : « ne s'y arréter qu'absolument forcé. Déjeuner infect. Service déplorable et malpropre. Une honte pour la Compagnie d'Orléans et la ville », « encore au-dessous de la vérité » ajoute un autre la méme année (Club des Cent, 1923). La table n'était pas meilleure á Toulouse : « un scandale que j'ai signalé au comité. Impossible d'étre servi dans ce buffet d'une des plus grandes gares de France. La Compagnie préfére vendre des paniers repas á 15 frs sans le vin absolument immangeables. Une honte pour notre organisation touristique. J'ai donc acheté une boite de sardines que j'ai mangé sur un banc » (Club des Cent, 1935). Certes les Centistes manifestaient leurs exigences et ne supportaient pas l'alimentation insipide que certains buffets de gare pouvaient proposer et pas plus la médiocrité de la bouteille. Mais cette préoccupation de voyageur difficile réhausse par opposition la valeur accordée á une prestation honnéte, sous-estimée á tort. Cahors nous en donne l'exemple en 1928, sous la plume d'un membre du club qui prónait la cuisine régionale, présentée comme une défense régionaliste du terroir.

Celui-ci note au chef-lieu du Lot : « Hótel terminus et buffet de la gare. Le patron Rigaudie fait la cuisine lui méme et il s'y connaít. Bonne maison. Commander poulet de grains sauté quercynoise et une selle d'agneau des Causses rótie accompagnée d'une salade lotoise. Fuir les grands vins et se contenter vins cadurciens (bonne note pour le Cahors 93) » (Club des Cent, 1928). L'opposition entre le « grand vin » dont l'étiquette annonce le meilleur au millésime d'exception céde ici la place au vin de Cahors bien mieux estimé dans le contexte hótelier dévoilé. La note est incidente mais elle qualifie le plaisir gustatif, la bonne association á la cuisine locale, et en fin de compte la valeur du vin choisi.1 Servi á la table du restaurant le plus fréquenté, la mention ne surprend pas. Elle s'explique autant par un rapport équilibré entre la fourniture des caves proches et la promotion d'une ressource marchande. Mais elle restitue surtout comment le vin de Cahors pouvait étre considéré localement sans avoir le prestige d'autres crus plus réputés. Recenser ces allusions de voyageurs suppose une patiente recherche permettant d'étager la réputation du vin de Cahors car il ne manque pas de mentions et de rappels á des décennies de passé glorieux.

Il est plus difficile de mesurer comment, dans des années antérieures, les Quercynois eux-mémes pouvaient apprécier ce vin. Bien sür, les classiques comptes rendus des conseils municipaux, les annuaires départementaux, les ressources d'une presse écrite penchant au fait divers peuvent illustrer l'état d'une récolte, la saveur du millésime. Mais c'est plutót les carnets de vignerons, les écrits du for ou des traces littéraires aléatoires qui nous paraissent utiles á solliciter. En opérant la sélection par le récit de notables ou par le texte qui campe un personnage indigéne connu dans son quotidien, l'accés á des données qualitatives n'est jamais exclu.

Léon Gambetta, par exemple, suscitait un portrait que Timothée Fidelys posa en 1883 - un an aprés la mort du tribun - sous le titre Les paroles d'un croyant de Cahors, Léon Gambetta et le pays des Cadourques. A priori, l'opportunité de trouver la mention du vin de Cahors était mince ! Le récit permet pourtant á nouveau de positionner le vin noir á l'aune d'une réputation capturée au détour d'une conversation... qui n'évoque d'ailleurs pas l'homme politique de la IIIe République. La précision factuelle renseigne sur l'áge du vin, les conditions d'une dégustation aprés un vieillissement long, la spécification de l'usage festif que symbolisent les circonstances de débouchage. Le registre n'est pas loin des arguments de communication déployés aujourd'hui pour resituer le vin de Cahors au premier plan. La citation soutient l'étude des témoignages :

Bientót le sieur de Boutillot, le frére des écoles chrétiennes et le marquis de Grivaudet prirent congé de leur hóte et s'acheminérent vers Cahors [...] L'abbé allait répondre, lorsque l'on apporta sur la table une bouteille de vin de Cahors, qui ne faisait jamais son apparition au milieu des convives, heureux et réjouis, que dans les grandes occasions. C'est un vin, dit l'évéque, qui a plus de soixante ans de bouteille, et que j'ai acheté, lors de la vente de la fameuse cave de M. Lassagne, de la Roque-des Arcs [...].

J'ai bu quelquefois de ce vin, dit l'abbé, chez un des plus pieux et des plus estimables curés de notre bonne ville de Cahors, et je puis vous assurer qu'il est digne de tout honneur et de toute louange. Les serviteurs versérent alors, dans de petites coupes en cristal, des flots de ce vin généreux, et la joie la plus vive se peignit sur tous les visages et ranima tous les coeurs (Fidelys, 1883 : 51-55).

La satisfaction d'un consommateur reste une approche empirique car le contexte ne peut étre systématiquement établi. Elle reste un objectif descriptif cependant car le vocabulaire employé et les émotions traduites pourraient fonder une histoire culturelle du Cahors dés lors que la quéte documentaire permettra de raisonner au niveau de l'opinion des contemporains et non de témoignages uniques. Il faudrait pour cela sérier les déterminations qui á une époque donnée ont engendré de classer ce vin parmi des gammes plus ou moins estimées. Il sera donc utile pour étayer cette histoire de la consommation du vin de Cahors de retrouver les mentions de ce vin dans la littérature folklorique locale, les récits de voyageurs, les archives d'établissements hóteliers et des auberges, mais aussi de maniére indispensable les mentions sur les récoltes et leur appréciation gráce á des archives de caves, des livres de vignerons, des débats municipaux. Un regard trés différent émane d'une étude économique et technique qu'ouvrirait la recension d'informations sur les méthodes culturales, les fagons de conduire la viticulture cadurcienne et le vin tiré.

 

La conduite de la vigne et l'effet des pratiques vigneronnes

Les manuels écrits par des agronomes ou des spécialistes de la viticulture, situés chronologiquement dans leur contexte d'observation, constituent une source de premier ordre pour analyser l'évolution des coüts de production et les situer dans un panorama vinicole. La mention des cépages employés informe sur les choix locaux et sur l'association de plusieurs variétés. La description des cultures et leur emplacement délivre une géographie et une reconstitution paysagére á laquelle la notion de terroir accole des qualifications hiérarchisant les parcelles. Les équipements vignerons et en fin de compte, l'art du viticulteur, isolé et nommé ou pris dans une photographie plus générique de la communauté viticole, ne manquent pas dés que l'auteur use d'approches comparatives entre vignobles.

L'utilisation des témoignages et des manuels professionnels permettra de suivre les évolutions de la conduite de la vigne. Une chronologie de l'innovation sera possible si les archives cadurciennes montrent les temps d'acceptation ou les décalages qui ont affecté l'introduction de changements techniques dans les pratiques culturales. Une corrélation pourrait alors étre tentée entre les méthodes employées á Cahors et la cote du vin sur le marché. En d'autres termes, faudrait-il associer le déclin de la notoriété puis la faible image du vin de Cahors á des pratiques viticoles qui ne correspondraient plus aux critéres de qualité demandés ? Plusieurs extraits issus de ce type de sources laissent penser qu'il y a un gisement documentaire pour en suivre l'histoire.

Rédigé par un physicien et médecin dont la notoriété est surtout attachée á ses études sur les vignobles de France, le livre que Jules Guyot publie en 1868 s'inscrit dans une recherche de valorisation des productions viticoles au coeur d'une problématique commerciale nouvelle : celle de la capacité de la France d'exporter ses vins aprés la signature du traité de libre échange avec l'Angleterre en 1860. Il remarquait á propos des vignes du Lot plantées en cot (entendons malbec) « Il n'y a malheureusement pour le Lot, aucune égalité dans l'abondance des récoltes : les meilleures vignes donnent ici 40 hl á l'ha, au lieu de 100, 200 et plus que donnent les meilleures de l'Hérault. Si le Lot conduisait ses cots rouges comme la Touraine et surtout comme Montrichard et Chissay, il porterait ses moyennes récoltes á 50 et méme á 80 hl » (Guyot, 1868 : 26).

Quelques années plus tard, une grande enquéte agricole évoquait la répartition des cépages plantés, aprés la crise du phylloxéra, et spécifiait ainsi la place du cot :

Le vignoble peut étre divisé en trois catégories bien distinctes (un vin de qualité, assez estimé et connu sous le nom de vin de Cahors, le vignoble qui produit un vin ordinaire de consommation courante ne vise qu'á satisfaire les besoins de la consommation familiale, le vignoble á raisin de table dans les boulbénes du Quercy blanc... le Malbec ou cot rouge (localement appelé Auxerrois, ou oeil de perdrix ou encore Plant de Méraud) domine. C'est un cépage á vin fin et á rendement moyen (Monographie sur le Lot, 1929 : 103).

Les deux aires majeures du cot sont en place - Quercy, Touraine - mais leur extension allait bien au-delá avant la crise du phylloxéra puisque le vignoble bordelais en usait largement.

Les mémes ouvrages permettent également de reconstituer les paysages viticoles dans leur pérennité et leurs bouleversements, comme dans leur étendue. Guyot l'évoque ainsi : « Sauf la différence qui résulte des coteaux, l'aspect des vignes du Lot rappelle immédiatement celui des vignes de l'Hérault, quant á la symétrie, á la régularité, á la propreté et á l'élégance, aprés la taille d'hiver » (Guyot, 1868 : 26). Ces livres renseignent de fagon précise sur les caractéres anthropiques des terroirs qu'une analyse géographique minutieuse peut mettre en évidence (Rouvellac, 2005 : 40). On retenait ainsi á la fin du Second Empire la difficulté d'exploitation des vignes sur les pentes les plus abruptes de Cahors. Guyot déclare : « Les vignes du Lot sont généralement cultivées á la main á cause de la raideur des pentes ; pourtant aussitót qu'on le peut aujourd'hui, on les dispose pour étre cultivées á la charrue » (Guyot, 1868 : 26).

Des points de rupture á l'égal de la crise du phylloxéra, vécue á Cahors á partir de 1876, ou des événements climatiques comme le terrible hiver de février 1956 ont marqué l'histoire du vignoble de Cahors et leur mémoire est inscrite. Prenons le cas du phylloxéra. Les vignes qui occupaient les pentes raides du territoire communal ont disparu aprés l'atteinte phylloxérique. En dix ans le vignoble du Lot perdit 62 % de ses vignes. Au début du XXe siécle, il ne couvrait plus que 20 000 ha. La trace des modifications du vignoble et de la qualification des terroirs est assez facile á renseigner. L'enquéte agricole conduite en 1929 nous rappelle ainsi que

Le vignoble du Lot occupait avant l'invasion phylloxérique une étendue bien supérieure á celle qu'il occupe aujourd'hui. Avant 1885 le vignoble se trouvait sur tous les versants des cótes du Lot ainsi que sur les coteaux avoisinants, constitués par des sols maigres, peu profonds et secs mais oú l'on récoltait un vin d'une qualité exceptionnelle. Par suite de l'exode rural et á cause des conditions économiques qui ont évolué, le vignoble n'a pu étre reconstitué sur des terrains oú le travail trop difficile et trop onéreux et oú les rendements insuffisants ne permettaient plus une culture économique (Monographie sur le Lot, 1929 : 103).

Voilá comment un discours ancien peut permettre de comprendre l'affaiblissement d'une qualité dont l'effet fut de longue durée au point d'abaisser la notoriété du vin de Cahors !

La crise du phylloxéra avait de fait laminé la production. On mit en tonneaux 615 163 hl en 1882 sur 59 899 ha (un rendement de 10 hl/ha) et 68 021 hl en 1892 sur 23 577 ha (3 hl/ha). Les années suivantes, la remontée fut laborieuse : 239 334 hl en 1902 sur 20 072 ha (12 hl/ha), 436 430 hl en 1922 sur 22 370 ha (20 hl/ha).2 La croissance des rendements résulta de l'abandon des territoires en coteaux maigres pour faire descendre la vigne dans des sols plus riches, garnis de terres d'alluvions récentes. L'enquéte précitée soulignait cette évolution tout en rappelant que

les terres des Causses, argilo-calcaires, constituées par un mélange d'argile rouge (colorée par l'oxyde de fer), de pierrailles calcaires et souvent de sable siliceux, contenant á la fois les trois éléments essentiels, conviennent parfaitement á la production de bons vins. Elle s'échauffent trés facilement et par conséquent mürissent bien le raisin qu'on y cultive (Monographie sur le Lot, 1929 : 102).

L'évolution que l'on peut ainsi constater par rapport á la localisation sur les pentes raides qui était la régle au milieu du XIXe siécle modifia doublement les coüts du vin produit : la recherche d'un travail moins dur, de simplification des pratiques, était amorcé depuis plusieurs décennies, les ravages du phylloxéra incitérent á replanter précisément en fonction de coüts de production mieux assurés. L'encadrement de ces césures par différents manuels introduit la comparaison des périodes par de nombreux critéres : encépagement, étendue et exposition des vignes, qualité des récoltes, rendement, valeur productive.

Sources documentaires complétes, les études professionnelles, comme les enquétes agricoles, autorisent aussi une histoire des pratiques vigneronnes, parfois jusqu'á suivre le vigneron dans la fabrication de son vin á la cave. Il y aurait avantage á pouvoir comparer les méthodes de conduite de la vigne et les infrastructures viticoles pour établir plus précisément les coüts de fabrication.

 

Fuente: Jéróme Morel, "Lot tourisme". Cahors, 2015

En 1845, le délégué de la Société centrale et industrielle du Lot au Congrés agricole de Paris, évoquait la marge de progression dans l'affinage du vin. Avant que les expéditions ne portent sur des volumes importants, ce que l'auteur attribuait aux perspectives que le chemin de fer laissait entrevoir, le « fondu » du vin ne venait pas du travail de cave mais des conditions d'expédition : « le voyage sur mer améliore nos vins en les dépouillant, il les rend mieux fondus, suivant l'expression du commerce bordelais, il les vieillit. Peut-étre auront-ils moins besoin de cette bonification quand ils seront mieux traités en cuve, ou mieux soignés dans les chaix (sic) avant l'expédition » (Berton Ainé, 1845 : 15). Le méme auteur informait que sur la production de 41 000 piéces de vin á l'année, dés la premiére saison de cave presque le dixiéme était perdu car le vin ne tenait pas. Mais ce qui valait sur Cahors méme était moins vrai dans les cantons de Luzech et Puy-l'Evéque oú la production était plus importante et le déchet moindre.

Quelques décennies plus tard, un autre texte démontre que les conditions de production restaient assez sommaires et que l'équipement des vignerons quercynois ne leur permettait pas de tirer le meilleur parti des vignes cultivées. Le vignoble de Cahors apparaissait ainsi dans la monographie du Lot établie en 1929 :

Le vignoble lotois est planté aux distances de 2 m entre les rangées et de 1m20 á 1m50 entre les pieds sur la rangée. Il n'est que rarement échalassé avec fil de fer. La taille en gobelet est la plus courante. Cependant pour les vignes échalassées et conduites sur fil de fer on applique la taille du Dr Guyot, simple ou double, ou la taille en cordon de Royat. Les travaux du sol (labours, soins d'entretien) ainsi que les traitements contre les maladies cryptogamiques ne sont pas toujours exécutés en temps voulu et dans les meilleures conditions possibles [...]. Les chais et caves ne sont pourvus que du matériel indispensable : cuves en bois le plus souvent, tonneaux, pressoir et pompe á vin. Le foulage se fait encore á la main dans le vignoble avec des claies en bois que l'on place sur les tonneaux á vendange et sur lesquelles on écrase avec les mains les grappes ; aussi ne rencontre-t-on que rarement des fouloirs mécaniques dans les exploitations viticoles. Enfin, bátiments et matériel vinaires sont quelque fois mal installés et leur entretien laisse á désirer (Monographie sur le Lot, 1929 : 105).

L'appréciation des coüts de production ne saurait étre restituée dans la longue durée sans une mise en perspective comparative. Il faut donc les évaluer en fonction des technologies disponibles et de l'état général de la viniculture. La chronologie des changements techniques pourrait ainsi suggérer de dater avec précision l'introduction des innovations dans le Quercy. De multiples questions seraient á renseigner. Sur la méthode de conduite des vignes depuis la plantation de variétés nouvelles jusqu'aux apports de séquengage du génome de la vigne pour analyser les déterminants génétiques de la résistance aux maladies. Des voies d'affranchissement partiel de la nature - on comprend l'emploi des chaufferettes de Chablis et des brumisateurs de rosée au regard des risques de destruction d'un vignoble par le gel - á l'automatisation des cultures. Alors que déjá dans le dernier tiers du XIXe siécle l'on considérait á Cahors qu'il fallait abandonner les terres qui ne pouvaient étre retournées á la charrue, des évolutions á rebours démontrent l'instabilité permanente des techniques employées. Quand la vendange mécanique est devenue en France le choix d'un vigneron sur deux en 2002 contre un sur cinq en 1988, la réapparition du cheval dans les vignes pour provoquer moins de tassement du sol illustre des ruptures de tendances que l'on peut suivre sur une chronologie longue et mettre en relation par vignobles. Comparons les méthodes et leur description des pentes raides que l'on couvrait de vignes sur le territoire de Cahors avant le milieu du XIXe siécle avec les usages imposés á Ampuis sur la Cóte rótie par exemple. Les conditions de vinification doivent faire l'objet de la méme maniére d'une enquéte soignée. Le texte cité plus haut manifestant les conditions rudimentaires de nombreuses exploitations dans le Quercy invite á suivre les changements dans la mise en bouteille, le passage de la tonnellerie á la cuve et á l'emploi d'autres matériaux que le bois (aluminium, béton), l'informatisation des chais, la technique des pressoirs, les outils de mesure de la maturité polyphénolique par la couleur des raisins. Le repérage chronologique des ces modifications, leur adoption - ou pas - sera d'autant plus utile qu'il pourra étre corrélé avec la perception des vins mis sur le marché et des formes de communication destinées á le valoriser.

 

De la couleur á l'appellation : le cheminement d'une image de marque

Les commentaires portés sur le vin de Cahors se limitent parfois á reporter l'estime dont il jouit á différentes époques. Des sources comme les dictionnaires publiés au XIXe siécle l'indiquent systématiquement. Voici deux exemples. Le Dictionnaire géographique universel contenant la description de tous les lieux du globe, édité á l'initiative d'une réunion de géographes á Bruxelles en 1831, présente le département du Lot ; il stipule : « Les cóteaux produisent une grande quantité de vins estimés, parmi lesquels on distingue ceux de Cahors et du grand-Constant » (Dictionnaire géographique, 1831 : 201). Une autre ceuvre, généraliste, un peu plus tardive, éclaire l'appréciation d'un point de vue différent. En présentant le « pays agricole » qu'est le Lot, on précise « bons vins d'ordinaire, vins noirs pour mélanges » (Bouillet, 1878 : 1116). L'opinion est moins flatteuse mais elle ouvre sur un caractére majeur de la réputation du vin de Cahors.

Vin sombre, vin d'encre, vin noir, les qualificatifs de la couleur donnent la typicité du Cahors. Le cépage cot y concourt. Pour caractériser les vins issus de cette variété, l'auteur d'un manuel de sommellerie faisait les rapprochements suivants en 1921 : « Le pied rouge, pied de perdrix, auxerrois ou cahors fait la base des vins du Quercy, du Haut Agenais et du Cher, vins qui sont spiritueux et tres colorés » (Maigne, 1921 : 3). Mais la couleur n'est pas nécessairement un facteur uniforme. Le méme ouvrage met ainsi en perspective les vins du Blésois et ceux du Quercy. L'avantage n'est en rien du cóté de la Loire.

Les vins dits noirs sont ainsi appelés á cause de leur couleur excessivement foncée. Sous ce rapport, ils ont l'apparence des vins de Cahors de la méme nuance, mais ils sont trés inférieurs en qualité. Jeunes ils ont un goüt ápre et désagréable ; vieux ils prennent une teinte plus claire, mais ils deviennent fades. On leur trouve cependant un mérite : c'est de s'unir, sans les altérer aux vins peu colorés dont on veut exalter la nuance, et aux vins blancs que l'on veut teindre en rouge (Maigne, 1921 : 38).

En Quercy, cette coloration s'expliquait au début du XXe siécle par la technique vinicole adoptée : « Les vins noirs constituent la récolte principale du pays. Leur teinte foncée provient de la nature des raisins avec lesquels on les fabrique et de diverses opérations que l'on fait subir á une partie du moüt avant l'introduction dans les cuves » (Maigne, 1921 : 112).

De nombreux témoignages rappellent alors quelle utilité pouvait favoriser cette caractéristique de vin trés foncé. L'emploi du Cahors allait certes aux consommations locales et pour une part les expéditions entraient dans les bonnes caves, lorsque les füts destinés á vieillir allaient livrer de grands vins au bout de plusieurs décennies. Mais une part importante était consacrée simplement á la modification de vins jugés trop clairs par le consommateur. Il fallait donner de la couleur. La pratique était répandue. Le manuel de sommellerie cité fait savoir que « A cause de leur couleur trés intense, les vins de Cahors sont employés communément pour relever la nuance des vins faiblement colorés. La méme raison les fait préférer, dans les maisons d'éducation, pour préparer ce qu'on appelle « l'abondance » (Maigne, 1921 : 112).

Alors qu'en vieillissant, les Cahors produits au début du XXe siécle s'éclaircissaient, la préférence commerciale valorisait et donnait un coüt estimé aux vins jeunes car leur teinte intense permettait la coupage d'autres vins. Le statut accordé á cette capacité de colorer d'autres produits de la vigne, s'il avait un intérét économique certain, n'était pas nécessairement un facteur de qualité sur le plan gustatif. Au milieu du XIXe siécle, la couleur sombre était associée á des vins rugueux comme une voix serait rauque. Un auteur notait ainsi : « Les cantons de Luzech et de Puy-l'Evéque offrent de plus grands vignobles que les environs de Cahors. Les vignobles donnant 3 á 500 piéces de vins y sont moins rares. Ce sont il est vrai pour la plupart des vins noirs ou rogommés, qui gagnent par la couleur ce qu'ils perdent en qualité » (Berton, 1845 : 62). Jules Guyot, que nous avons déjá appelé, posait le probléme dans toute son ampleur en 1868, avant méme que les troubles viticoles de la fin du siécle et les campagnes contre les fraudes sur la nature des produits ne replacent les questions au centre du débat politique national. Dans son étude sur les vignobles, un long paragraphe pose le coüt estimé et les fondements des prix de vente sur les enjeux de la couleur du vin de Cahors. Il convient de le citer :

On fait dans le Quercy des vins noirs de commerce, des vins rouges et des vins blancs de consommation directe. Les vins noirs sont destinés aux coupages ; ils s'obtiennent en faisant bouillir les pellicules des raisins, préalablement foulées et séparées des moüts ou en les faisant chauffer au four pour les rejeter ensuite dans le moüt et leur faire subir avec lui une cuvaison d'environ un mois. Ces vins, tirés et mis en tonneaux, sont livrés au commerce de Bordeaux pour colorer d'autres vins. Ils se vendaient, il y a quatre ans, 170 frs la barrique de 220 litres ; ils sont tombés aujourd'hui au prix de 90 á 100 frs. Les vins de table bien meilleurs et de consommation directe se vendaient 120 frs, et ils ne se vendent aujourd'hui que 70 frs. Ces vins de table un peu vieux sont excellents et trés sains, sans excés d'alcool. J'ai été surpris des bons effets de ces vins sur la digestion et sur les forces du corps et de l'esprit (Guyot, 1868 : 33).

L'intérét de la coloration des vins que permettait la production de Cahors s'est trouvé mis en concurrence par la multiplication de la pratique de coupage et de coloration. Les vignobles destinés á fournir ce marché ont du coup dévalué doublement le vin de Cahors, en ajoutant d'autres vins de coupage sur le marché, en mésestimant les qualités spécifiques du vin quercynois. Cette situation qui ne faisait plus du vin noir un avantage comparatif est précisément expliquée par Guyot :

Aussi le commerce ne les achéte-t-il pas, il n'estime et n'achéte que la couleur aujourd'hui que l'industrie des vins factices a créé par ses offres et ses achats, des vins de coloration partout autour de ces centres de coupages, elle délaisse les vins noirs du Quercy et n'en offre plus qu'un prix réduit á peu prés á sa volonté. Il en sera de méme partout oú les propriétaires et les vignerons seront assez peu intelligents pour se laisser aller au caprice et aux offres trompeuses des fabricants de vins... Le consommateur finit toujours pas s'éclairer et il n'accepte pas longtemps les produits malsains que la fraude lui a fait accueillir d'abord (Guyot, 1868 : 34).

Un méme facteur peut donc fonder une appréciation du prix d'un vin trés relative, selon des contextes que l'histoire est á méme de restituer. Ce qui á nouveau fait du vin de Cahors un critére de sélection et une identité, la promotion du « black wine » et l'insistance sur l'effet sensoriel de la couleur, a suivi des tendances commerciales instables. La couleur a pu servir de facteur technique en faveur d'une chaine économique, rangeant le Cahors dans les « teinturiers » ou étre un vecteur de l'appréciation des acheteurs á la recherche d'un vin différent par une robe de haute couture.

Si quelques citations ne fondent pas ici un argumentaire décisif pour montrer que la question de la couleur est essentielle á Cahors, c'est bien une histoire longue et documentée qui en rendra l'utilité évidente. La mise en perspective de l'évolution de la couleur du vin de Cahors, le fait que celle-ci ait pu étre jugée positivement á certains moments ou au contraire qu'elle ait pu étre un révélateur de la mauvaise qualité de certains vins, appellent á établir une chronologie de la perception. Comment la couleur a-t-elle qualifié, période par période, le vin de Cahors ? De cette analyse qui relierait les contextes á des échelles d'appréciation, il serait assez facile de tirer la démonstration de l'importance de la couleur et de la typicité du vin de Cahors. Si les consommateurs d'aujourd'hui n'en ont plus la connaissance, il serait pour une fois utile de montrer que l'histoire peut produire une autre connaissance qu'un « story-telling » plus ou moins véridique. Cahors se vend par sa couleur. Soit ! Mais encore faut-il montrer que cette couleur est un facteur de différence qualitative dans le temps, car quel vigneron, quel sommelier, quel cnologue, quel consommateur ne commence pas par décrire un vin par sa couleur et son apparence dans le verre ?

Une autre logique a prévalu dans la valorisation du terroir, suivie par la majorité des vignobles dans leur recherche de conquéte de l'attention des consommateurs, puis du marché : la qualification par l'obtention d'une appellation d'origine. Le contexte d'émergence de cette qualification est connu, depuis la loi de 1905 jusqu'á la mise en place par décret-loi le 30 juillet 1935 du Comité national des Appellations d'Origine, le futur INAO. En 1927, les vins de Cahors obtinrent une appellation d'origine. Le Syndicat de défense de l'appellation d'origine simple « Cahors » requit du Tribunal civil de Cahors (l'organe judiciaire chargé de ce classement á partir de la loi du 6 mai 1919) une délimitation géographique le long de la vallée du Lot de Cajarc á Soturac. En revanche, la demande d'un classement en AOC fut repoussée en 1937. Il fallut attendre le décret de loi du 2 avril 1951 pour que les 45 communes de l'aire d'appellation entrent dans le rang des VDQS (Vins délimités de qualité supérieure) puis le décret du 15 avril 1971 pour que soit enfin concédé au vin de Cahors le rang d'AOC sur 21 707 ha théoriques (Rouvellac, 2005 : 46), durant la présidence de Georges Pompidou, proche résident á l'occasion de ses vacances estivales. Le consommateur qui voyait dans le vin de Cahors un vin á la couleur noire, peu alcoolisé et - pour s'accorder avec la monographie publiée en 1929 - « participait á la fois aux qualités des vins de Bordeaux par leur bouquet, leur bonne tenue et leur corps, et aux vins de Bourgogne, par leur chaleur, leur moelleux et leur finesse » - eut désormais une autre échelle de jugement, celui d'une AOC parmi plusieurs centaines d'autres vins ainsi répertoriés et celui d'un vin dont les caractéristiques originelles n'étaient plus toujours respectées pour pouvoir alimenter le marché.

 

Conclusion

La mention du cépage (le cot á 70 % minimum dans l'appellation) incite aujourd'hui á promouvoir le malbec. La définition de terroirs exceptionnels pour tendre vers une reconnaissance en grand cru n'a pas abouti au début des années 2000 mais elle s'inscrivait dans une stratégie de distinction plus forte du Cahors sur un marché du vin totalement mondialisé.

Des événements comme la démarcation d'une consommation ciblée sont des relais neufs. Vanter le vin local s'inscrivait auparavant dans des démarches politiques régionalistes quand un folklore viticole prit naissance avec la Paulée de Meursault en 1924 ou la création de la Confrérie des chevaliers du Tastevin á Nuits en 1934. La floraison des confréries vineuses est allée dans le méme sens. Aujourd'hui, il s'agit d'affirmer une typicité dans un marché mondial oú la distinction provient, sinon de la rareté, de la certitude d'une différence qualitative et d'une originalité qui incite á rechercher les prodromes de la typicité. Les routes des vins, dont celle des vins d'Alsace inaugurée en 1953, ont placé cette différenciation au ccur d'une démarche touristique, prolongée par les formes modernes d'cenotourisme, depuis l'accueil en cave jusqu'aux manifestations viticoles á la propriété. La conception des étiquettes en est un autre support, l'ultime moyen de contact avec le consommateur éloigné, la dans la stylisation du Pont Valentré, ailleurs dans le dessin d'une égérie suggestive. L'inventivité est tres ouverte. La conception d'un verre dédié au Cahors a la fin des années 1990, puis la sortie en 2008 d'un verre approprié a des circonstances de dégustation déterminées, avec notamment une version phosphorescente tres lounge, participent de ces contributions originales.

Restituer l'Histoire longue d'un vin est un autre défi. Mais elle s'intégre parfaitement dans une histoire de l'alimentation qui croise techniques, économie et cultures matérielles sur la longue durée. Nous avions déjá approché l'intérét de ces croisements lors d'un colloque dédié á Bordeaux aux évolutions du verre et du vin, de la cave á la table, du XVIIe siécle á nos jours (Williot, 2007 : 345-360).3 Il ne s'agit pas seulement de suivre un sujet d'étude.

On peut y saisir plus largement le jeu des acteurs de l'innovation et mettre en miroir l'évolution des comportements alimentaires. Sous cet angle l'histoire des cultures alimentaires apporte une compréhension supplémentaire de l'état d'une société. Vu dans la longue durée, on comprend mieux - et c'est un argument commercial évident - la justification d'une notoriété.

Sans cela, comment interpréter le fait suivant ? Parmi les 150 vins qu'un amphitryon devait avoir en cave, Alexandre Dumas citait dans son Grand dictionnaire de cuisine Pommard et Condrieu, Irancy et Frontignan mais aussi Cahors. Il ne le citait pas par convenance. Dans son classement, le romancier distinguait avec un panorama trés large incluant les vins de France et ceux des autres pays, les vins de liqueur, les vins ordinaires, les vins grands ordinaires, les vins fins, les grands vins blancs et rouges. Pour ces derniers, au sommet de la hiérarchie donc, Dumas mentionnait 19 provenances de Gironde, 10 de Cote d'Or, 4 de l'Yonne, 9 de la Drome, 5 de la Marne, 2 des Basses Pyrénées, 2 du Vaucluse, 3 des Pyrénées orientales. Il concluait par le Cahors Grand-Constant (Dumas, 1873). La plume de l'écrivain valait préconisation.

Ce sont ces outils de communication pour faire valoir le vin cadurcien qui sont á retrouver au fil des textes. Ils ont concouru á en médiatiser sur des espaces déterminés, de plus en plus éloignés des pentes quercynoises, son coüt réel, équilibre entre le prix du tonneau ou de la bouteille et la valeur gustative du produit.

 

Notas

1 L'hótel Terminus était á cette date une construction récente, dont les travaux d'édification se sont achevé en 1911. Etabli avec des normes de confort moderne, équipé notamment d'une chambre noire pour développer les photographies et d'un garage avec fosse pour faciliter aux chauffeurs automobiles le renouvellement des huiles de moteur, l'hótel est á la fois sur le trajet de l'automobiliste vagabond et á proximité de la gare. Rosalie, l'épouse du patron Rigaudie, tenait la table du restaurant buffet de gare depuis 1897. Un premier mariage l'avait associée á un restaurateur qui tint successivement les buffets de Laguépie, puis de Lexos (Tarn-et-Garonne). En 1927, le second mari de Rosalie Marre, Alexandre Rigaudie décida d'ouvrir le restaurant de l'hótel á la clientéle des voyageurs. Aux fourneaux, le fils, Edouard Rigaudie, évoqué par le centiste, s'était formé á l'école hóteliére de Grenoble, l'un des premiers établissements professionnels. La qualité de la table souligne par analogie celle de la cave. Le Touring club de France honora le restaurant d'un label de « premier ordre » (Alaux, 2011). L'hótel Terminus reste aujourd'hui un patrimoine historique de Cahors que les chanceux résidents de la chambre 14 peuvent estimer á loisir !

2 En comparaison, le vignoble de Cahors produisait en 2001 : 252 050 hl sur 4377 ha, soit un rendement de 57,5 hl/ha (Guide Hachette des vins, 2003 : 778).

3 Lors de ce colloque á Bordeaux, notre étude visait á comprendre les sources d'introduction du verre INAO comme outil de dégustation. La conception de ce verre par les experts de l'INAO avait pour origine la nécessité d'introduire un verre indifférencié dans la dégustation et le test des vins afin de rationaliser autant que faire se pouvait le jugement sur un vin. L'utilité du verre adopté en mai 1970 apparaissait dans l'égalisation des perceptions olfactives, visuelles et sensorielles, quel que soit le vin considéré. L'innovation se démarquait d'une régle bien établie associant un verre á un type de vin. Elle pouvait aider le vigneron á une perception plus neutre de sa production. Elle est devenue la base d'un standard d'épreuve que les acheteurs professionnels et les consommateurs amateurs se sont appropriés, tout en laissant place á la création de modéles plus sophistiqués chez des fabricants de verrerie de qualité.

 

Bibliographie

Alaux, Jean-Pierre. Si le Terminus m 'était conté. Cahors, 2011.

Berton Ainé, Jean-Marie. Mémoire sur un projet de chemin de fer de Rodez á la Garonne par Cahors. Paris, Vve Dondey-Dupre, 1845.

Bettane, Michel et Desseauve, Thierry. Le classement des vins et domaines de France en l'an 2000. Levallois-Perret, La Revue du Vin de France, 1999.

Bouillet, Marie-Nicolas. Dictionnaire universel d'histoire et de géographie. Paris, Hachette, 1878.

Cabirol, Jean-Lucien. Le vignoble et le vin de Cahors. Thése de troisiéme cycle droit. Toulouse, Université de Toulouse 1, 1978.

Capdeville, Pierre. Le vin de Cahors des origines á nos jours. Valence, Dire Editions, 1999. Cayla, A. L 'Histoire de la vigne et du vin en Quercy. Cahors, Société des Études du Lot,

1960.

Lafon, Ernest. La route du vin de Cahors. Cahors, Coueslant, 1937.

Maigne, Paul. Nouveau manuel complet du sommelier et du marchand de vin. Paris, Roret,

1921.

Rouvellac, Eric. Les terroirs du vin de Cahors. Limoges, PU Limoges, 2005.

Venayre, Sylvain. Panorama du voyage, 1780-1920. Paris, Les Belles Lettres, 2012.

Wahlen, Auguste. Dictionnaire géographique universel. 9 volumes. Bruxelles, 1831.

Williot, Jean-Pierre. « Le verre INAO et sa conception ». In Bouneau, Christophe et Figeac, Michel (dir.). Le verre et le vin de la cave á la table du XVIIe siécle á nos jours. Pessac,

MSHA, 2007 : 345-360.

 


Recibido: 15-1-2015 Aprobado: 15-9-2015

 


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